Notes sur la conférence d’Hamit BOZARSLAN (historien à l’EHESS)

Dans le cadre des Mises à feu organisées par Catherine Videlaine
à l’Auberge des Idées à Villejuif
Vendredi 22 janvier 2016 à 20h

La dissolution des sociétés impériales autour de la Première Guerre mondiale

Quatre angles d’attaque permettent d’interpréter ce qu’a représenté l’irruption de la Première Guerre Mondiale sur la scène européenne et internationale :

1. 1930 : la position présentée par Freud

Dans Malaise dans la culture, publié en 1930, Freud, à la suite de son expérience de la guerre de 14 et de la montée des fascismes, étend aux questions de civilisation le conflit entre Eros et Thanatos (pulsion de vie et pulsion de mort) mis en évidence au niveau psychologique dans Au-delà du principe de plaisir en 1920. Il analyse la relation étroite entre la tendance à se rassembler, à créer du commun, et la tendance à se détruire, corrélatives l’une de l’autre.

2. 1648 : le Traité de Westphalie

Le Traité de Westphalie fait suite aux guerres de religion : il fait obligation à chaque État de pacifier son espace. Mais dans le même temps, et pour cette raison même, il lui donne le droit de faire la guerre.
Les Etats deviennent les uniques acteurs légitimes de l’histoire. Et de ce fait, la guerre est définie non plus comme un meurtre, mais comme un droit des États : on tue l’idée d’une Europe internationaliste. Et de ce fait, les sociétés sont privées de leur capacité d’exister elles-mêmes, de produire leur propre droit, indépendamment de leur relation à un État.
C’est l’abandon de l’utopie impériale : la fragmentation européenne est reconnue comme légitime.

3. 1792 : la Révolution française

La période qui suit 1792 est post-machiavélienne : Machiavel, dans Le Prince (écrit en 1513 et publié en 1532) conseillait au monarque d’armer son peuple et non de le désarmer. Il appelait à une alliance entre le Prince et les sujets : une cité armée peut se défendre par elle-même.
Les généraux de la période révolutionnaire sont du côté de la contre-révolution : il faut donc faire l’armée à partir du peuple. C’est ce que Tocqueville appellera la « guerre démocratique ». L’idée sera reprise par Halévy, Toynbee et François Furet.
C’était déjà le modèle de la Guerre du Péloponnèse au Vème siècle av. JC, telle que la rapporte Thucydide : un engagement des citoyens, une obligation d’aller au combat.
Mais la guerre s’arrête avant la victoire, ce qui est considéré comme une trahison, et non pas comme une défaite : la défaite devient honteuse.

4. 1870 : les effets du darwinisme social

Le Congrès de Vienne en 1815 a engagé une pacification de l’Europe, après les guerres napoléoniennes. Mais Engels, collaborateur de Marx, écrit en 1895 :
« S’il y a une nouvelle guerre, elle fera des millions de morts ».
Et l’historien Georges Mosse parlera en 1999 d’une « brutalisation des sociétés européennes ».
Il se produit en effet un transfert de la lutte des classes vers le domaine des nations : c’est le darwinisme social, qui va considérer les sociétés comme des espaces zoologiques. On se trouve devant un matérialisme biologique, en rupture avec le marxisme, instrumentalisant le concept biologique du « struggle for life » pour l’appliquer au champ du politique.
La nation devient « corrompue » parce que cosmopolite. Selon cette interprétation, la victoire de l’Allemagne sur la France en 1870 s’expliquerait par le fait que la France n’est plus une entité organique. C’est ce qui va produire, du côté de l’Europe orientale, le génocide des Arméniens, pensé en partie par des médecins. L’islam de pouvoir s’oppose au darwinisme biologique, mais reconnaîtra le darwinisme social.

Et de fait, la pacification européenne est contemporaine de la violence coloniale. Pour Pierre Hasner, on est dans une dialectique du bourgeois qui se barbarise hors de la cité, dans une guerre technologique. La science doit être au service de la guerre, c’est le cas en 1914 : il faut prédire le monde à partir d’une perspective industrielle. C’est pourquoi, à partir de 1918, on commence à manger les chevaux, qui n’ont plus d’utilité depuis l’invention de l’automobile.
La guerre redéfinit la mort : il y a un culte de la mort à partir de 1870. La mort devient la condition de la régénérescence.

Mais la guerre de 1914 détruit aussi la cité prolétarienne : tous les partis socialistes finissent par voter les crédits de guerre au nom de son caractère « démocratique ». C’est la destruction de la perspective d’une Europe internationaliste socialiste. La politique devient alors une offre scientifique et technologique.
La destruction de l’Empire ottoman va ainsi de pair avec le génocide des Arméniens : exterminer une ethnie n’est pas un crime. Ce principe servira de matrice aux exterminations futures.