Badda est bien en Italie de Florence Mourlon

Badda est bien en Italie

Elles ne rêvaient pas d’Italie, d’ailleurs depuis quand ne rêvaient-elles plus ? Leurs nuits interrompues par les grondements réguliers des canons. De tout cela elles n’ont presque rien raconté. Peut-être avaient-elles perdu les mots en chemin.

Elles ne rêvaient pas d’Italie, mais elles ont quand même fini par la rejoindre. Quand elles sont arrivées, elles ont dormi. Beaucoup dormi. Du moins les premiers jours. Très vite leur oncle les a rabrouées. Il fallait qu’elles s’occupent de la maison, qu’elles nettoient, qu’elles préparent les repas. Qu’avaient-elles cru en arrivant ici ?
Alors, un jour, C. et sa sœur se sont enfuies. Elles ont cherché un autre toit.

Elles avaient prévu de souffler un peu puis de rentrer au pays. Elles disaient qu’une fois qu’elles auraient leurs papiers elles pourraient s’en retourner. Mais on leur disait : Si vous avez le statut de réfugiées, vous serez vouées à rester ! Elles assuraient que non. Elles ne rêvaient pas d’Italie.

De Syrie, les gens fuyaient par grappe. Que sont devenus Frans et Faris, que l’on avait connus enfants, leur demandait-on. Avec d’autres jeunes hommes, ils avaient décidé eux aussi de tenter la traversée, répondaient-elles.

Les gens mouraient dans des barques larguées dans la Méditerranée, se retrouvaient parqués dans des contre-plaqués aux frontières de l’Europe. Tout plutôt que de rester là-bas.
Mais, elles, ne rêvaient que d’y retourner.

Puis elles ont attendu. Et leur sœur et leur mère les ont rejointes. Elles ont récupéré un matelas, ont dû composer dans une pièce étriquée, rongée par l’humidité.
A Badda, comme elles disaient.
Badda, c’est le nom d’un village de Syrie. Un village banal, où rien ne paraît se passer. Elles nous ont raconté la Badda d’Italie. Ou plutôt elles n’avaient rien à nous en raconter.

On est allé-e-s les voir à Badda. On a découvert une station balnéaire. Un centre historique classé. Une montée au temple de Jupiter. Une vue plongeante sur le rivage. Les feux d’artifice des couples qui fêtent leur mariage sur la plage.

Mais leur vie se résumait à cela, à la Badda d’Italie : la rue principale de leur quartier, Conad le supermarché, l’épicerie du bas de la côte où la mère achetait les bouteilles d’eau, le parking de l’église où la cadette a pour la première fois à 35 ans chevauché un vélo.
Elles ont attendu. Terrées dans leur maison de Badda. Terrées derrière leurs smartphones. Les journées passaient, les pieds sur terre mais les esprits à la dérive entre deux rives de la Méditerranée. La mère se lamentait : « Mes filles ne parlent plus. »

Elles venaient de la capitale, du quartier de Bab Touma, celui de la chapelle Saint Ananie, des bijoutiers et des artisans, des nappes damassées et du verre soufflé, des touristes et des fêtards. C’était un jour d’été, au début des années 2000. Il flottait un parfum de printemps syrien. C. avait vu un couple de jeunes touristes s’acheter des manaïch au four d’à côté. Elle les avait invité-e-s à les manger dans la cour de sa maison. C’était ainsi chez elles. Il y avait toujours des étranger-ère-s de passage, des religieux en visite, de la famille à l’heure du café, donc à toute heure. On y servait le sirop de rose fait maison. Et les kebbés au yaourt et à l’estragon.

Elles ont attendu. Terrées dans leur maison de Badda. Avec pour presque seule compagnie leur cousine et aussi leur voisine, quand elle n’était pas à Naples. Avec les autres voisins, on se saluait quand on se croisait. Elles leur avaient un jour offert des spécialités syriennes fraîchement cuisinées. Les voisins avaient poliment remercié. Et refermé la porte. Puis avaient rendu l’assiette. Et refermé la porte. Non sans avoir poliment remercié ces quatre femmes qui passaient là leurs journées à ne rien faire.

Elles n’en pouvaient plus. En Syrie, C. faisait tout « comme un homme, et même plus qu’un homme » comme elle disait. Dans les premiers temps, en 2011, elle avait quitté Damas pour rejoindre un centre qui accueillait des déplacé-e-s internes dans la région de Homs. Puis les bombes avaient commencé à les atteindre et il avait fallu abandonner le centre. Les derniers employés qui sont restés pour assurer le quotidien ont dû le quitter quelque temps plus tard. C’était cela ou finir exécutés.
Depuis, les trois sœurs travaillaient 12 heures par jour, dans un centre d’accueil de jour à Damas. Auprès de familles irakiennes, deux fois victimes de guerres. Et auprès d’enfants. L’urgence, c’était eux, les enfants. Construire une société où les gens pourraient vivre à nouveau ensemble. Après.

Un jour, elles ont reçu une autorisation provisoire de séjour. Cela ne leur permettait pas encore de travailler, mais au moins c’était un premier sésame. On a voulu fêter cela et, autour d’une bouteille de vin, on leur a demandé ce qu’elles rêvaient de faire en Italie. Elles se sont fâchées. Elles n’avaient pas de rêve ici. Leur rêve était de rentrer au pays. Elles n’avaient pas d’envie ici. Discussion terminée.
Sur le mur, et sur l’écran du smartphone de C., on a remarqué la photo du Père V. Père spirituel et père tout court.

Au cours du siège de Homs, le Père V. avait appelé des ami-e-s à l’étranger pour prendre de leurs nouvelles. Il disait qu’il ne lui restait qu’un mois de vivres. Pendant le siège, les gens avaient fini par manger de l’herbe. Mais que diable, lui, avait-il fini par ingérer ? Quelque temps plus tard, un homme est entré dans le couvent, il a demandé à le voir. Et lui a tiré une balle dans la tête. Pour ses funérailles, en dépit des risques, les gens sont venus de toute la Syrie, des représentant-e-s de toutes les communautés se sont rassemblé-e-s. Une heure après la fin des funérailles, une voiture piégée explosait dans la ville.

Et puis, un jour, ce fut l’explosion de joie. L’attente était finie. Elles recevaient leurs autorisations de séjour et de travail en Italie.
On leur a dit que tout ce qu’elles pouvaient faire, compte tenu de leur situation, c’était bonnes à domicile chez des personnes âgées, à Rome. Elles ont hésité.
La sœur cadette a d’abord tenté sa chance. Moins d’une semaine après, elle est rentrée à Badda et leur a raconté. Elles ont beaucoup échangé. Et elles ont décidé. Si c’est pour rester en étant exploitées, alors autant rentrer. Et sans tarder.

Elles ont retiré leur atout de la botte. De toute façon, elles ne rêvaient pas d’Italie.
Les gens mouraient dans des barques larguées dans la Méditerranée, se retrouvaient parqués dans des contre-plaqués aux frontières de l’Europe. Tout plutôt que de rester là-bas.
Mais elles, elles y sont déjà retournées.

Florence Mourlon.
2017

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